De Mustapha Cherif (ex Ministre de la culture..ambassadeur..)
Ahmad Ben Youssef al Râshidî, né près de Mascara en 840/1432 et enterré à Miliana (actuelle Algérie) en 931/1521, est présenté par la tradition soufie maghrébine comme un pôle (qutb) central, une personnalité majeure dans la lignée spirituelle de l'héritage prophétique. Quelques écrits du cheikh Ahmad Ben Youssef nous sont parvenus. Le premier authentifie s'intitule Risâla fi l-raqs wa l-tasfiq wa l-dhikr wa l-ashwâq. C'est un traité sur la danse mystique et l'invocation (dhikr). Il a par ailleurs laissé à la postérité des Dictons satiriques sur les villes et les tribus du Maghreb, avec un style et des nuances linguistiques exceptionnels, ainsi que des cahiers dans lesquels sont reproduites des lettres adressées à ses disciples et aux ulémas de l'époque, de l'Egypte jusqu'à Fès. Quelques-unes de ses Rasâ'il nous sont parvenues,reproduites dans ce qui constitue l'ouvrage majeur et fondamental sur ce cheikh : un ouvrage bio-hagiographique écrit par l'un de ses disciples, Abu 'Abdallâh Muhammad al-Qâlî al-Sabbâgh. Le texte manuscrit existe en quatre originaux, dont l'un est à la bibliothèque nationale d'Alger et a pour titre Bustân al-azhâr fî manâqib zamzam al-abrâr wa ma'dan al-anwâr. Alsayyid Ahmad ben Youssef al-Râshidî, écrit en 992/1545, soit environ vingt-cinq ans après la mort du cheikh. L'auteur, qui est le fils d'un disciple dévoué du cheikh Ben Youssef a connu ce dernier.
Il exerçait la fonction de cadi à Qal'at Hawwara, aujourd'hui Qal'at Ben Rashid, près de Mascara. Cet ouvrage est le plus ancien et le plus riche pour la connaissance du maître et de la tarîqa Shâdhilyya au xè siècle de l'Hégire.Je traite ici du cheikh Ahmad Ben Youssef en tant que modèle central dans l'histoire de la tarîqa Shâdhilyya au Maghreb,et rénovateur du soufisme en conformité à l'esprit et à la lettre de l'enseignement d'Abû l-Hasan al-Shâdhilî. Cette tarîqaincarne la mystique la plus proche du concept de « communauté médiane » umma wasat' à la fois soucieuse du senscaché et profond (bâtin) et du souvenir-invocation de Dieu (dhikr Allah), sans exclure l'engagement modéré et équilibré dans le monde. Ni ascétisme coupé de la vie, ni dilution dans les affaires du monde. Une spiritualité axée sur l'approfondissement de la foi, donc respectueuse des normes et des critères de la religion commune, et en même temps foncièrement tournée vers le monde du Mystère (Ghayb) et vers le Réel (el Haqq).L'exemple du cheikh Ahmad Ben Youssef est d’autant plus édifiant qu'il a vécu à l’époque de la perte de l'Andalousie (882/1492) et de l'éveil de l'Occident colonial. En effet, les Espagnols occupèrent Oran, Alger et Bejaia à plusieurs reprises au début du XVIe siècle. Sur le plan interne, les pouvoirs locaux étaient en crise et l'autorité ottomane était croissante en Méditerranée. On accuse souvent les soufis, à l'instar des autres mystiques, d'avoir renoncé au monde et à leurs responsabilités historiques; on les soupçonne même de collaboration. Comment donc a agi, vécu el enseigné le cheikh Ahmad Ben Youssef dans le contexte particulier de cette époque difficile ?
La spiritualité
Le cheikh Ahmad Ben Youssef a été formé dans la stricte application de la Sharî’a comme cadre incontournable,comme passage obligé pour l'initiation dans la voie soufie. Selon l'auteur du Bustân, il a particulièrement étudié les sept lectures du Coran, et la vie du Prophète (sîra.nabawiyya) sur la base du Shifâ du cadi 'lyâd, avant de découvrir le soufisme.
A l'instar d'autres chorfa arabo-berbères dont l'arbre généalogique remonte au Prophète par son petit-fils Hassan,Ahmad Ben Youssef s'est initié très jeune à la voie soufie à Qal'at Ben Rashid. Il s'agissait alors pour lui de s'élever, dans une cohérence parfaite, du degré de la soumission à Dieu (islâm), à celui de la foi (îmân) et de la vertu spirituelle (ihsân). Puis,à Tlemcen, il suivit les cours de plusieurs maîtres soufis tels que Muhammad al-Sanûsi. Mais c'est à Bougie (Bejaia) qu'il approfondit, sous la conduite d'Ahmad Zarrûq al-Burnusi (m. 899/1493) sa formation et sa pratique soufie. En celle fin du IX/XV siècle Zarrûq était le représentant majeur de l'école shâdhilî au Maghreb. Il revêtit Ahmad Ben Youssef du «manteau initiatique » (khirqa) et l'introduisit dans la cellule de retraite (khalwa). Il lui fit pratiquer le grand combat contre les passions et les illusions (Jihâd akbar), sur la base d'une connaissance approfondie du Coran, l'alpha et l'oméga de l'apprentissage soufi. Il lui lit étudier l'œuvre d'Ihn ‘Atâ ‘ Allâh (m. 709/1309]. Les Latâ'if al-minan de ce dernier étaient l'une des œuvres maîtresses étudiées à Bejaia.
Conformément à la philosophie de l'école shâdhilî, Ben Voussef a sans cesse pérégriné (siyâha), de de Fès à Médine, de La Mecque au Caire, de Damas à Kairouan. Toute l'Afrique du Nord a retenu son attention, notamment l'Egypte, où il a participé, nous dit al-Sabbâgh dans al-Bustân, au développement et au renouvellement de renseignement shâdhilî. Il a voyagé durant près de quinze années entre Fès (mausolée de Moulay Idrîs) et Alexandrie. Entouré de nombreux
disciples (fuqarâ), il a parcouru toutes les régions de l'actuelle Algérie pour porter la bonne parole, apprendre à connaître
les gens et faire retraite pour méditer et prier. Il aimait le contact avec les gens simples et les ruraux. Il était la source
d'inspiration des soufis de l'époque; sa baraka consolait ceux qui souffraient de l'état de repli dans lequel se trouvait lemonde musulman, el il les encourageait à ne pas désespérer, voire à résister el à se renouveler. L'école shâdhilî aimait àrépéter Ahmad Ben Youssef privilégie le contact, la rencontre et le dialogue pour apprendre aux gens à vivre en paix. Il faisait des retraites fréquentes : la tradition rapporte qu'il avait en Algérie 99 khalwa sur le modèle des 99 Noms divins.
Un jour, l'un de ses disciples lui demanda : y a t- il une 100 ème khalwa ? Le cheikh répondit : c'est moi même.
La voie d'Ahmad Ben Youssef était à la fois une école spirituelle, sociale et culturelle. Il enseignait qu'il fallait toujours privilégier le beau, et éviter d'aller à l'encontre de la satisfaction licite des besoins et des désirs. Il prônait de suivre une ligne médiane, entre renoncement à l'épreuve de la vie et la jouissance, grâce à la pratique de l'action de grâces (shukr).
Certes, la maîtrise de l'âme charnelle, la modération et la vertu sont des principes essentiels du soufisme, mais il ne fautpas pour autant s'adonner au rigorisme stérile, ni à l'ascèse excessive. Le cheikh enseignait que le soufisme ne consiste pas en la mendicité, l'oisiveté ou le fatalisme. Le détachement est intérieur: il faut chercher en permanence le lieu privilégié avec le seul Réel, al-Haqq. Aimer Dieu par-dessus tout, s'anéantir en Lui et accéder à la transparence de l'être est l'objectif. Vivre en vérité, c'est retourner à Dieu de son vivant, dans l'existence terrestre, avant la mort physiologique. Retourner à Dieu, découvrir qu'il est plus près de nous que nous de nous-mêmes est l'expérience authentique. La prière, le « souvenir-invocation » (dhîkr) de Dieu el la sagesse en sont les ciels. Chez les Shâdhilis, cette expérience doit être vécue dans l’antériorité, la simplicité et la discrétion. Le cheikh conseillait de multiplier lesdhikr, et de réciter les oraisons (ahzâb) d'Abû l Hasan al-Shâdhilî.À l'instar d'Abû l-Hasan al-Shâdhili, le cheikh considérait que le maître soufi continue d'accomplir la connaissance prophétique : en tant que « proche de Dieu» (waliyu-Allâh) il participe a l'héritage Muhammadien. Il reprenait à son compte cette parole d'Abû Yazîd Bistâmî, selon laquelle le Prophète est une outre de musc, et le saint celui qui recueille une partie du musc qui en suinte. Il osait dire : « Par Dieu ! Si je ne craignais que les adorations des hommes n'aillent à moi de préférence à Dieu, je leur ferais contempler la Vérité (Dieu) de leurs yeux !»