Comment Thaourirth Nath Menguelat,Thaourirth N’Sidhi Lhadi fût à une époque lointaine appelée :
Taourirt N'Tidits Histoire vécue..
Au village de Taourirt Aït Menguellet, vivait un homme considéré, ayant, suivant l'expression kabyle, la parole dans la tribu. Son influence n'était pas due à la cause habituelle la richesse ; sa fortune était médiocre et, de son métier, il tournait des plats en bois. Mais sa force, son courage, sa sagesse dans les conseils l'avaient déjà fait choisir deux fois, dans les expéditions contre les Attafs, comme chef de guerre. De plus, bon musulman, il avait fait le pèlerinage de la Mecque ; ennemi du mensonge, il n'avait qu'une parole et personne ne pouvait dire qu'il y avait manqué.
Il se nommait El-Hadj Amrouch et était âgé de quarante ans environ.
Sa femme, Fatima, célèbre par sa fière beauté, lui avait déjà donné, à vingt-trois ans, quatre garçons, et pas une fille. Il passait donc pour un homme heureux, méritant de l'être.
Un mardi, il prévint sa femme que le lendemain, il irait vendre des plats à couscous à l'Arba des Iraten et y faire des achats pour le ménage. Le mercredi, en effet, avant l'aube, il ceignit sa gandoura et sa ceinture de cuir, jeta son fusil sur l'épaule et, embrassant son fils aîné, il interpella Fatima :
— Femme, je serai deux jours absent, ainsi que mon frère ; tu resteras seule à la maison, avec notre sœur et mes fils. Tu n'as pas d'homme pour te protéger, mais tu es la femme d'El-Hadj Amrouch. Je te laisse en outre M'kabra, notre chienne : elle veillera pour toi la nuit.
— Ton nom suffit, répondit Fatima, en garnissant le bissac de son mari de galette et de figues sèches ; ta servante est fière de t'appartenir. Grâce à toi, elle est entourée du respect de tous et saura prouver qu'elle le mérite. El-Hadj sourit ; n'osant point montrer sa satisfaction à sa femme, devant son frère, ce qui est peu correct en Kabylie, il se contenta de baiser à nouveau son fils. Les hommes partirent, et Fatima, toute la journée, vaqua à ses occupations, allant à la fontaine, récoltant les figues, suivie de près par la terrible M'kabra, énorme chienne arabe à longs poils blancs. Au maghreb, Fatima rentra chez elle, et la nuit était tout à fait tombée lorsqu'elle servit aux siens le repas du soir. La porte d'entrée qui, dans toute maison kabyle précède la cour centrale, était entrouverte ; M'kabra tournait autour de la natte servant de table et de nappe, lorsque, tout d'un coup, elle bondit vers la rue en poussant des aboiements furieux. Des pas précipités se rapprochaient de la maison : bientôt, une personne s'arrêta à la porte, en frappant à grands coups ; mais l'arrivant, effrayé par la vue de M'kabra, n'osait entrer, retenant la porte par le battant
— El-Hadj Amrouch ! El-Hadj Amrouch ! cria-t-il d'une voix haletante.
Fatima, se levant, calma M'kabra et demanda qui était là.
— Je suis l'hôte d'El-Hadj Amrouch, répondit-on, Amar Amzian de Djemâa Saharidj ; laisse-moi entrer chez toi, ô femme, car mes ennemis me poursuivent.
Au nom de Dieu et de Sidi Abd-el-Kader El-Djilali, laisse-moi entrer, ils vont me tuer !
— El-Hadj n'y est point, dit Fatima, entre néanmoins, qui que tu sois, car il ne sera pas dit qu'on a invoqué en vain l'hospitalité d'un Aït Menguellet. Entre vite, et si tu as de mauvaises intentions, Dieu et El-Hadj sauront te punir..
La porte s'ouvrit brusquement et un homme essoufflé s'abattit sur le banc des hôtes. La maîtresse de la maison, suivie de M'kabra, ferma la porte avec le verrou en bois : une troupe nombreuse approchait et ne tarda pas à heurter en criant.
— Qui est là, qui fait tant de tapage ? dit Fatima.
— Nous sommes, répondit-on, les gens de Bou-Dafa, des Aït Yahia. Nous poursuivons Amar Amzian des Aït Fraoucen, qui a tué notre frère Ali et sur qui nous avons rekba (vendetta). Fais-le sortir de ta maison, ou nous te regarderons et te traiterons comme ennemi.
Fatima regarda Amar qui tendit vers elle ses mains suppliantes.
— Tu es chez toi, dit-elle, sans paraître s'émouvoir. Ne crains rien, tu es en sûreté.
Et marchant d'un pas délibéré vers la porte, suivie de M'kabra, elle ouvrit brusquement et parut sur le seuil.
— Je suis, dit-elle aux assaillants, Fatima Naït Ali, femme d'El Hadj Amrouch. Mon mari est absent, passez votre chemin, il n'y a pas d'homme ici pour vous répondre.
La fière Kabyle se tenait droite dans l'embrasure de la porte, les bras étendus comme pour défendre à tous l'approche du foyer domestique, elle apparut aux gens de Aït Yahia comme entourée d'un nimbe rougeâtre, dernier éclat du feu allumé derrière elle pour le repas du soir.
Interdits, ils se pressaient tumultueusement dans la rue étroite. Le nom d'El Hadj Amrouch, jeté par la matrone comme un défi, refroidissait déjà leur ardeur : le respect de la femme mariée, qu'affichent tous les Kabyles lorsqu'ils sont en réunion, l'emporta sur leur soif de vengeance.
Le chef de la bande, tenant la tête un peu tournée pour ne point paraître regarder le visage de Fatima, répondit :
— Nous sommes les Aït Mansour de Bou-Dafal, ô femme, que le salut soit sur toi ! Ne sois point inquiète, ni fâchée, nous n'avons point contre toi ni ton mari d'intentions mauvaises. Nous poursuivons seulement Amar Amzian, pour lui faire payer la dette du sang. Il est entré ici, chasse-le, car il n'est point convenable qu'un étranger couche dans une maison dont le maître est absent.
— La horma (honneur) d'El Hadj Amrouch est toujours sous son toit, dit la matrone en s'écartant un peu du passage si vous voulez prendre Amar Amzian sans son consentement, le voilà ! Vous n'avez devant vous que Fatima et sa chienne. Mais n'oubliez pas que, si un cheveu tombe de sa tête, mes cris réveilleront les hommes de Taourirt et, dès ce soir, les chacals pourront goûter à vos cadavres.
Là-dessus, elle ferma, sans précipitation, la porte, sans s'inquiéter davantage des Aït Yahia. Elle se retourna vers Amar Amzian et dit :
— Repose en paix sur le banc, mon hôte ; je vais t'apporter le repas et mon fils, bien qu'il n'ait que six ans, essayera de remplacer son père et sera à ta disposition pour te servir.
Elle rentra dans la cour, et la chienne, comme comprenant qu'elle avait mission de défendre l'hôte envoyé par Dieu, se coucha entre les battants de la porte de la rue. Le repas fut bientôt achevé et les femmes s'étant enfermées dans une des chambres, Amar Amzian put dormir, en pleine sécurité, protégé par l'honneur d'El-Hadj Amrouch. Avant le jour Fatima prit une galette de blé mélangé d'orge et des figues sèches
— Mon hôte, dit-elle, tes ennemis sont partis, tu peux t'éloigner sans crainte sous la garde de Dieu.
— Femme, dit Amar, je n'oublierai point que tu m'as sauvé la vie : ton mari a un fils en moi et mes enfants lui appartiennent. Mais la vengeance des Aït Yahia est encore suspendue sur ma tête, elle saura m'atteindre avant mon retour dans mon pays si je n'ai pas l'anaïa (protection) de ton mari. Que dois-je faire ? Ne peux-tu me donner toi-même cette anaïa et un gage qui la fasse reconnaître ? Personne n'osera ainsi attenter à ma vie et à la horma (l'honneur) d'El-Hadj Amrouch.
— L'anaïa est la montagne de feu, dit sentencieusement Fatima, il n'appartient pas à une faible femme d'en disposer ; mais, en cette circonstance, je pense que le maître m'approuvera. Pars la tête haute, je te donne l'anaïa d'El-Amrouch de Taourirt. Voilà sa chienne M'kabra ; elle sera le gage qui te fera respecter, tout le monde sait qu'elle appartient à notre maison et connaît sa force et sa fidélité. Attache-la avec cette corde en poils de chèvre, elle te suivra. Quand tu seras à Djemâa Saharidj, détache-la, elle reviendra ici d'elle-même.
Amar, se baissant, prit sa barbe de la main droite et portant à sa bouche l'extrémité de la ceinture de Fatima :
— Je te jure, ô femme, que ta générosité ne sera point sans profit pour ta maison, dussé-je vendre mon bien et mes enfants, je te récompenserai et tu deviendras l'égale des plus riches de la tribu.
— Le salut soit avec toi, dit Fatima. Allons, M'kabra, suis l'hôte du maître et garde-le de la rekba.
Elle referma la porte, sans plus écouter les remerciements du Kabyle et revint vaquer aux soins du ménage.
A peine fut-il engagé dans le chemin creux qui descend de Taourirt, qu'Amar s'aperçut qu'il était suivi. Ne rencontrant personne du village pour lui venir en aide, il prit le parti de s'arrêter, attendant le danger pour faire appel à l'anaïa. Ses ennemis, les gens de Bou-Dafal, l'entourèrent bientôt et s'approchèrent de lui, malgré les aboiements furieux de M'kabra.
— J'ai l'anaïa d'El-Hadj Amrouch, leur cria-t-il ; laissez-moi passer sans me faire de mal, ou bien sa colère et celle de sa tribu tomberont sur votre tête. Tenez, voilà sa chienne, témoin et preuve de sa parole.
Les Aït Yahia étaient trop avancés pour reculer; ils se jetèrent sur Amar. Mais ce dernier, aidé de M'kabra et poussant de grands cris, se défendit vaillamment. Lassés bientôt par cette résistance inattendue, n'osant pas se servir d'armes à feu, de crainte d'attirer l'attention des gens de Taourirt, ils se mirent à lancer de grosses pierres. Amar atteint à la tête s'abattit et, malgré les efforts désespérés de la chienne, ses ennemis l'achevèrent en lui coupant la gorge, puis le dépouillèrent de son burnous. M'kabra avait, elle-même, reçu un coup de couteau et rentra péniblement au village, les entrailles pendantes.
Les Aït Yahia s'enfuirent de leur côté, craignant la vengeance des gens de Taourirt ; le soleil s'était levé et le village s'emplissait du bruit des travailleurs se préparant à descendre aux champs.
La chienne M'kabra se coucha épuisée devant la porte d'El-Hadj Amrouch et hurla lamentablement pour appeler sa maîtresse. Fatima, en entendant ce cri lugubre, s'écria :
— Ah ! les gens de Bou-Dafal ont violé l'anaïa d'El-Hadj Amrouch !
En ouvrant, elle aperçut le gage de l'anaïa, la chienne, couverte de sang, traînant la corde attachée à son cou, le ventre ouvert. Elle la releva, la porta sur de la paille et, se couvrant le visage de la cendre du foyer domestique, elle se mit à gémir avec les siens, comme le font les femmes kabyles quand un de leurs proches est mort.
Les passants, entendant ces cris, s'informaient. Bientôt tout le village sut que l'anaïa d'El-hadj Amrouch, accordée par sa femme en son absence, avait été violée par les gens de Bou-Dafal. Quand on apprit la grandeur de l'offense, comme on connaissait le caractère et la valeur de l'offensé, on s'attendit à une vengeance terrible.
Le cadavre d'Amar Amzian fut recueilli et veillé à la Djemâa, jusqu'à ce que ses parents, prévenus de suite, vinssent le chercher.
Le matin, après que le marabout eut appelé les croyants à la prière, le crieur public fit entendre sa voix claire parmi les premières rumeurs du jour. La Djemaâ devait se réunir, sur l'heure, au pied du minaret de la mosquée. Tous les Kabyles de Taourirt, pressentant l'importance de la question qui allait être traitée, s'y rendirent avec empressement. Se tournant vers l'Orient étincelant de lumière, ils récitèrent la fath'a, préliminaire obligé de toute discussion. A voir ces hommes en longs burnous, invoquant l'Eternel d'une voix tantôt sourde, tantôt éclatante, une terreur vague se glissait dans les cœurs. Lorsque la prière fut terminée et chacun assis sur les pierres noires polies par l'usage, El-Hadj Amrouch descendit dans le cercle. Sa valeur et son influence l'autorisaient à parler le premier s'il le jugeait bon, faveur qui n'est accordée qu'aux plus dignes.
— Hommes des Menguellet, dit-il, que le salut soit sur vous. Qu'Allah vous permette d'écouter favorablement les plaintes de votre frère ! Vous savez tous que les gens de Bou-Dafal ont violé mon anaïa, outrage d'autant plus odieux qu'il a été fait aussi à une femme. Certes, El-Hadj Amrouch est assez fort pour se venger de ses ennemis, mais il a cru, dans cette circonstance, devoir demander à tous aide et appui. Ce n'est pas son honneur seul qui est atteint : des étrangers ont pénétré, de nuit, dans votre village ; ils ont, le matin, souillé votre terre du sang d'un homme qui avait la parole d'un de vous : l'anaïa, la coutume sacrée léguée par nos pères, a été, par eux, méprisée et violée. A vous, hommes de cœur, de rappeler ces chiens au respect des lois par une punition telle qu'à jamais elle soit citée comme exemple. Je n'ajouterai rien : tous vous connaissez l'offense, décidez donc de la punition.
La discussion était ouverte. D'abord calme et dirigée par l'amin et les vieillards, elle devint tumultueuse. Les discours, les cris, les propositions s'entrecroisaient. Les orateurs, de gestes rapides, accentuaient les arguments, et si énergiquement qu'ils semblaient déjà porter des coups. Les anciens avaient grand-peine à contenir les partisans d'El-Hadj Amrouch, et surtout sa Taourirt, plus directement en cause ; les gens d'humeur plus pacifique, les désintéressés étaient moins nombreux, mais plus influents ; ils ne montraient, du reste, pas moins d'acharnement que leurs adversaires à défendre leur opinion ; ceux-ci voulaient laisser à l'offensé le soin de se venger, les autres regardaient la violation de l'anaïa d'un Menguellet comme le dernier des outrages et voulaient marcher sur-le-champ vers Bou-Dafal et le détruire ; d'autres proposaient enfin de demander aux Aït Yahia de leur livrer les coupables afin de les punir suivant les lois. A la voix des vieillards, aux cris des femmes accourues, craignant une rixe, le calme se rétablit ; on s'arrêta à la dernière proposition et le khodja, assisté de deux marabouts, fut délégué vers les Aït Yahia.
Nous croyons, El-Hadj, que tu as perdu la tête et que Dieu t'a rendu derwiche : c'est pour cela que tu n'es pas encore chassé de la Djemaâ ! Que veut dire ce costume ? Est-ce une femme que je vois ? Vient-elle ici pour danser ou chercher des amants ? Sors de cette place où tes ancêtres se sont assis ! Tu déshonores leur mémoire et tes enfants pourront se demander si tu avais quelque chose de viril.
El-Hadj Amrouch, pâlissant sous son fard, passa devant l'amin sans répondre et, sans qu'aucune main se levât pour l'en empêcher, vint s'asseoir à sa place habituelle
— Tu dis vrai, amin, articula-t-il lentement, ma place n'est point parmi des hommes qui délibèrent, mais avec des femmes qui filent. Celui dont l'anaïa violée n'est pas vengée est digne de la compagnie des tisseuses de burnous ! Et c'est pour cela que je viens m'asseoir auprès de vous, hommes de Taourirt des Aït Menguellet ! Je me suis souvenu que vous aviez peur de la poudre que vos longs fusils étaient devenus des quenouilles. Je suis un lâche et je me complais avec de plus lâches que moi ! A ces insultes, l'Assemblée se leva comme un seul homme, en poussant des cris de bêtes fauves. La karouba d'El-Hadj se jeta entre lui et le reste des Kabyles, prête à le défendre : de dessous les burnous sortaient déjà les longs flissas et les debbous en bois de chêne vert, recourbés vers la pointe et avec lesquels on casse un crâne comme une coquille d'œuf ; les cris et les gestes s'entrecroisaient, comme dans un combat, les lames des épées. Soudain, le marabout Si Ahmed Aït Sidi Saïd, vieillard à la barbe blanche, dominant de sa haute taille cette foule houleuse, cria d'une voix tonnante :
— Tu as raison, El-Hadj Amrouch ! Ils sont femmes ceux qui laissent sans vengeance leur horma traîner dans la boue
Puisque les Kabyles et les jeunes ne se battent plus, aux marabouts et aux vieillards de défendre l'honneur du village et les coutumes des ancêtres ! Sur la tête de mon fils, je ne coucherai pas sous mon toit avant d'avoir vu couler le sang des Aït Yahia !
Et il sortit brusquement.
L'opinion de l'Assemblée, émue par l'indignation du vieillard, eut un revirement subit. Un seul cri : «La guerre ! la guerre !», sortit de toutes les poitrines. Tous les Kabyles sortirent à la suite du marabout pour s'armer et s'approvisionner. Des coups de feu éclatèrent bientôt, apprenant à tous la décision énergique qui venait d'être prise.
Tous les hommes valides, salués tour à tour par les youyous aigus des femmes, accouraient dès qu'ils avaient pris leurs armes sur le mamelon qui sert de cimetière au village. Des coureurs avaient été envoyés aux voisins et aux alliés de toutes parts, on entendait les cris prolongés de montagne à montagne, de ceux qui appelaient les Menguellet au combat. Bientôt, El-Hadj Amrouch en tête, la troupe s'ébranla vers le chemin qui mène aux Aït Yahia.
En route, elle (la troupe) fut grossie des contingents des villages voisins, heureux de saisir l'occasion présente pour piller Bou-Dafal, s'agrandir aux dépens de son riche territoire et régler par la force des armes de vieilles contestations ; tous, du reste, reconnaissaient le bon droit des gens de Taourirt et avaient souffert de leur inaction en présence du viol de leur anaïa.
Comme une trombe, ravageant tout devant elle, coupant les arbres, incendiant les azibs, la colonne se rua vers Bou-Dafal. Les habitants, trop peu nombreux pour résister, avaient abandonné le village. Les envahisseurs, la torche à la main, parcouraient les rues, ils arrivèrent à la Djemâa, où ils trouvèrent quelques vieillards appartenant à la famille coupable du meurtre d'Amar Amzian, et qui s'offraient à la mort pour sauver leur karouba d'un désastre plus grand. Sans être touchés de ce dévouement, les Menguellet les égorgèrent et bientôt Bou-Dafal ne fut plus qu'un vaste brasier. Les Aït Yahia, campés sur les hauteurs, de l'autre côté du grand ravin, assistaient, impuissants, à la destruction de leur village ; bien que toute la tribu se fût rassemblée pour défendre, au besoin, le territoire d'Aït Hichem, village qui avait donné l'hospitalité aux meurtriers, elle ne se sentait pas de taille à se mesurer avec les farouches Menguellet.L'opinion publique, en Kabylie, donnait, du reste, tort aux Aït Yahia qui, ayant, en pleine paix, violé l'anaïa, paraissaient indignes de tout appui. D'un autre côté, ne pouvant, sans être taxés de lâcheté, livrer les réfugiés, ils se décidèrent à attendre, dans l'inaction, l'attaque des envahisseurs.
Elle n'eut pas lieu. Les Aït Menguellet campèrent sur le village incendié, démolissant le peu de murs restés debout, satisfaits du sang répandu, épuisant leur fureur sur des objets inanimés. Après trois semaines d'occupation, ils firent venir leurs charrues et labourèrent sur les ruines : d'un village florissant, il ne restait plus que des champs pierreux. Cet état de choses durait encore vingt ans avant la conquête française. A cette époque, les gens de Bou-Dafal, par l'entremise des marabouts, sollicitèrent des Menguellet l'autorisation d'occuper leur village et de rebâtir les maisons de leurs pères. Les haines s'étaient calmées, le souvenir du viol de l'anaïa affaibli. Les bannis purent relever leurs murs, et leur village, bien que diminué de ses meilleures terres au profit des marabouts de Taourirt, est aujourd'hui un des plus florissants et des plus pittoresques de la Grande Kabylie.
M'kabra, la chienne morte en défendant l'hôte de son maître, fut enterrée sous une pierre, à la porte de la Djemaâ, comme si elle eût été un croyant : honneur bien rare dans un pays où le mot chien équivaut à la plus cruelle injure.
Depuis cette époque, en souvenir du châtiment infligé aux violateurs de l'anaïa, la coutume sacrée par excellence, et aussi pour honorer le souvenir de la courageuse bête, le puissant village des Aït-Menguellet fut nommé Taourirt n'Tidits, le «colline de la chienne.»Taourirth el Kelba.